Prédication prononcée le 29 juin 2025 en l’église de Nidau
Textes bibliques: Qohélet chapitre 3, 1-15 « Une saison pour chaque chose » et évangile de Jean chapitre 15, 1-17 « La saison des fruits »
Il est temps ! Les grandes vacances approchent. Et même si nous ne sommes plus à l’école depuis longtemps, il y a dans cette période de l’année quelque chose de particulier. C’est un moment où les corps fatiguent, où les agendas se vident après un temps de rush, et où, souvent sans y penser, on se met à faire le bilan.
« Cette année est passée vite ! »
« Je suis épuisée… »
« Qu’est-ce que j’ai vraiment vécu ? »
« Est-ce que j’ai avancé ? »
« Est-ce que j’ai aimé ? »
Ces questions ne dépendent au fond pas tellement d’un calendrier liturgique ou scolaire. Elles naissent du corps, du rythme, de notre rapport au temps qui passe — et aux saisons que nous traversons.
Un temps pour chaque chose
Quatre saisons par chez nous ! Un thème qui en a inspiré plus d’un·e :
- Les 4 saisons musicales d’Antonio Vivaldi, bien sûr !
- Les cuisiniers avec leur pizza quatre saisons, résumé culinaire de nos humeurs.
- Les scénaristes Netflix avec cette nouvelle série à succès « Quatre saisons » – que je recommande au passage
- Les idoles de mon enfance : Les Babibouchettes, et leurs refrains météo tout en laine
- Les poètes, les chanteurs : Verlaine, Prévert, Barbara, Brel — chacun avec sa saison fétiche.
Et bien avant eux, il y eu Qohélet ou l’Ecclésiaste. Cet observateur lucide de la vie réelle, de ses paradoxes, de ses cycles, de ses douleurs et de ses dons.
« Il y a un moment pour tout, un temps pour toute activité sous le ciel. » nous dit-il.
Le mot hébreu traduit ici par moment signifie aussi la manne : une nourriture miraculeuse qui selon certains commentateurs bibliques avait « tous les goûts possibles ». Une nourriture à cueillir tous les matins, car elle ne pouvait être mise en réserve pour le lendemain… un peu comme le temps… il y en a pour tous les goûts et il ne se capitalise pas. Il se reçoit. Il se goûte. Il se perd aussi.
L’hébreu biblique – comme beaucoup de langues anciennes – est un peu une langue du paradoxe. Elle contient des mots qui veulent dire une chose et son contraire. Par exemple, le mot parole peut aussi désigner une chose. Le mot grâce peut aussi vouloir dire infamie, selon le contexte.
Les linguistes expliquent cela par une caractéristique des langues anciennes : on ne pouvait pas penser une chose sans imaginer son contraire.
Il nous en reste quelques traces en français : un hôte désigne autant celui qui accueille que celui qui est accueilli. Un amateur qualifie tantôt un connaisseur, tantôt un novice dans le domaine concerné.
Alors à l’heure du bilan estival, quel regard ou quel jugement portons-nous sur nos vies?Saurons-nous relire l’année écoulée en reconnaissant qu’il y a eu un temps pour chaque chose ? Saurons-nous relire l’année écoulée en acceptant qu’il y a eu un temps pour chaque expérience, qu’elle ait été joyeuse ou difficile ?
Et peut-être découvrir alors que Dieu a fait chaque chose belle en son temps, comme nous le suggère Qohélet ?
Mais avouons-le : ce n’est pas si simple. Croire que tout aurait un sens ou un plan divin risque nous fait courir le risque de devenir fatalistes au point de nous sentir dédouanés de nos responsabilités et de renoncer à exercer notre liberté de choix et d’action… « Oh de toute façon, qu’est-ce que je peux bien y changer ? »
On ne peut pas tout changer, nous n’avons pas prise sur tout, c’est clair.
Les saisons de la vie
Le temps qui passe, les saisons qui défilent, cela est parfois difficile à accepter. Il y a des moments où l’avenir semble flou, où l’on se dit : « J’ai passé les grandes étapes. Il n’y a plus de projet. Plus vraiment de perspective. »
Il y a des automnes qui s’éternisent, des hivers qui s’installent — dans le cœur, dans le corps, dans nos relations. Le temps devient plus pesant que prometteur. On vieillit. On voit les autres avancer, on a moins de résistance qu’à une certaine époque, on perd des forces, et cette impression d’être inexorablement entrainés vers l’hiver… l’hiver de nos vies… l’hiver du monde aussi quand on regarde l’actualité.
Envisager la succession des saisons de nos existences ne prête pas toujours à sourire. C’est précisément dans ce constat lucide que le texte de Qohélet prend toute sa force. Non pas comme une formule toute faite pour nous consoler, mais comme une invitation à porter un regard nouveau.
« Dieu a fait toute chose belle au moment voulu » — non pour nous dire que tout est facile ou parfait, mais pour nous rappeler qu’il y a un temps pour chaque chose, et que la beauté peut se découvrir dans la manière dont nous vivons chaque moment.
Dans notre capacité à accueillir nos vies sous toutes leurs facettes.
Un regard qui ne réduit plus nos existences à une trajectoire qui irait toujours du meilleur vers le pire, du printemps radieux vers un hiver fatal.
Mais un regard qui nous apprend à discerner, dans chaque saison, sa vérité, sa beauté, son appel.
Le printemps, ce n’est pas forcément la jeunesse. C’est ce qui commence en nous, peu importe notre âge.
L’été, ce n’est pas que la joie facile. C’est l’été chaque fois qu’on parvient à mettre une peu de chaleur et de lumière là où j’ai compris qu’il en manquait.
L’automne, ce n’est pas le début de la fin — c’est peut-être le bon moment pour transmettre, relire, de semer autrement.
L’hiver, ce n’est pas la mort — c’est le temps du travail caché des racines.
Ainsi perçue, chaque saison peut devenir riche en possibles. Et cette richesse ne vient pas seulement du temps qui passe ou d’un simple effort pour « aller bien ».
Elle naît d’un lien plus profond, d’un ancrage.
Toujours le moment d’aimer
Être relié, c’est rester connecté à ce qui nous anime intérieurement, à ce qui nous donne de l’élan et du sens. Pour nous, ici, ce sera celui qu’on nomme Dieu ; pour d’autres, ce peut être une relation d’amour, une confiance partagée.
C’est là que se rejoignent les mots de Qohélet et ceux de Jésus.
L’un nous rappelle qu’il y a un temps pour chaque chose. L’autre nous invite à aller plus loin : à ne pas seulement accepter le passage des saisons, mais à les vivre avec un regard capable de discerner ce qui est juste, bon et approprié à chaque moment.
Ce regard, cette manière d’être au monde, trouve sa source et s’incarne pleinement dans la personne de Jésus : dans sa vie, dans ses actes, dans son enseignement. Lui qui a connu toutes les saisons humaines. Qui n’a pas fui la réalité, mais l’a aimée de l’intérieur.
C’est en lui que ce lien devient vivant et concret.
« Je suis le cep, vous êtes les sarments », dit-il dans l’Évangile de Jean.
Le sarment, seul, même s’il accepte les saisons, ne produit rien. Il se dessèche. Mais greffé, traversé par la sève, il peut encore donner vie, même en hiver.
De nouveau, ce lien vivant ne promet pas une vie sans difficultés. Au contraire, il y a la taille : « Tout sarment qui porte du fruit, le Père le taille pour qu’il en porte davantage. »
Nous connaissons toutes et tous ces « tailles » :
Quand une relation se termine.
Quand un projet cher échoue.
Quand la santé décline.
Quand une certitude s’effondre.
Sur le moment, ça coupe, ça fait mal. Mais parfois, en leur temps, ces coupures ouvrent à de nouvelles opportunités, une croissance plus profonde, une vie qui sonne plus juste.
La taille, ce n’est pas une punition. C’est un geste du vigneron pour concentrer la vie, redonner de la force, éviter l’épuisement.
Alors oui, il y a aussi ces épreuves qui ne ressemblent pas à une taille, mais à un arrachement : un deuil, une rupture radicale. Dans ces moments, il ne s’agit plus de « porter du fruit », mais simplement de survivre.
Il est alors bon de se souvenir de quelques bases de jardinage : quand un sarment est arraché, la sève ne circule plus, il se dessèche. Mais le cep, lui, continue à vivre et à porter du fruit ailleurs. Nous devons parfois apprendre à laisser derrière nous ce qui ne peut plus vivre, pour avancer vers ce qui peut encore naître.
Il y a des hivers où l’on ne voit rien pousser. Mais ce qui compte, ce n’est pas tellement la performance. C’est la vie qui circule encore, même discrètement.
Parfois, aimer c’est juste tenir bon.
Parfois, porter du fruit, c’est juste ne pas devenir amer.
Parfois, vivre c’est accepter de recevoir, quand on ne peut plus donner.
C’est cela, « demeurer en Jésus » pour reprendre les mots de l’évangéliste Jean. Ce n’est pas une expérience mystique coupée du monde. C’est rester fidèle aux valeurs de l’évangile. Demeurer en lui, c’est choisir l’amour actif : un peu plus de vérité, un peu plus de justice, un peu plus de pardon. C’est une présence ouverte à l’autre. À tous les autres.
Cela s’incarne dans nos relations concrètes, fortes ou fragiles, faciles ou exigeantes. Et c’est là que la sève circule ! C’est là que naissent les fruits, à chaque saison : un regard qui invite comme un printemps, une main qui réchauffe comme un été, une parole qui apaise comme un automne, une présence qui soutient comme un hiver.
Ces petits gestes changent le climat d’un cœur, d’une maison, d’un monde. Ils sont la mise en pratique concrète du commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »
Cet amour n’est pas un simple sentiment ou un décor spirituel : c’est un engagement incarné, qui traverse toutes les saisons.
Il y a un temps pour tout. Et c’est toujours le temps d’aimer !
Alors, va, vis, aime.
C’est ta mission.
C’est ta joie.
C’est la sagesse à emporter dans tes vacances !
Amen